Lettres de Paris

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"L'homme doit aller là où s'écrit le prochain chapitre de son histoire. C'est bien là le sens du terme mobilité."
Peter Sloterdijk, propos recueillis par Hans-Jürgen Heinrichs (traduits par Martin Ziegler) parus dans le
Magazine Littéraire n° 379 de Septembre 1999. Pages 98 à 103.

Michel,
tu m'as demandé de t'envoyer une carte postale durant ce voyage à Paris le mercredi 13 octobre 1999,
mais je ne peux pas synthétiser aussi bien que toi un moment dans un lieu.
Ce sera donc sous la forme d'une lettre que je te ferai le récit de ces idées en situation.
Il est 8h45 lorsque sortant de la Gare du Nord, je suis rue La Fayette. Tournant le dos à l'église Saint-Vincent de Paul, sur la place Franz Lizst, je constate ce caractère théâtral du décor dont tu m'avais instruit. Cela tient autant des dimensions que de l'agencement des volumes, du tournant de la rue des Petits Hôtels, de l'artificialité des deux arbres hors la forêt comme de l'étroitesse de la pâtisserie. La lumière matinale du soleil bas participe probablement à cette mise en scène où les figurants circulent selon l'itinéraire défini par leur vie quotidienne.
Mais c'est peut-être moi l'incongru qui n'a rien a faire ici, sinon d'en être le témoin maniaque. L'observateur esthète qui se gorge de cette ambiance de la vie moderne, déjà mise en exergue par Baudelaire quand il fait l'éloge des oeuvres de Constantin Guys. Le poète y pressentait la modernité que bientôt Edouard Manet concentrera en incarnant toute la réalité du romantisme français achevé.
Par la rue d'Hauteville je rejoins les Grands Boulevards et à Bonne Nouvelle, près de la rue de la Lune, je regarde le pignon perdu formé par la rue de Cléry avec la rue Beauregard. Trop facile pour Prévert d'écrire sa poésie dans des rues si joliment nommées !  Je cherche un point de vue capable de rendre mes impressions, mais la source de mon sentiment est plus intérieure que manifeste car c'est un je ne sais quoi resté attaché dans l'air de cet endroit qui résonne en moi. Difficile donc de le traduire en photographie.
Difficile aussi d'échapper à l'attirance de la rue Beauregard où je m'engage jusqu'à la rue Poissonnière. Je dévie par la rue du Nil vers la place du Caire, où des journaliers attendent un engagement incertain dans un atelier de confection ou dans la manutention de tissus. Réserve permanente de main d'oeuvre, ils patientent, leur vie précaire, en permanence. Poursuivant vers le sud à la recherche d'une métaphore des sources du Nil, le calme de la rue Bellan contraste avec le brouhaha des travaux de la rue des petits carreaux où un ouvrier pavait le sol. La paix de la rue adjacente me ramène donc sur la rue Montmartre encombrée des bruits confus de la circulation. Mauvais choix.
Le bureau de poste tombe à pic pour acheter la vignette à 3 francs pour timbrer cette lettre. Mais comme je ne l'ai pas encore écrite, je dois placer la pièce de 2 francs sur le plateau de l'automate afin de simuler le poids de l'envoi potentiel. Un employé s'applique à disposer avec art des boîtes pour colis postaux. Qui dit que l'art est mort et qui dit que l'art est partout ?  Ce sont les mêmes mais chacun avec des sentences différentes. Et l'art est toujours là où on l'attend le moins !
Pour allonger le trajet, je contourne la Bourse de Commerce des Halles. Les Halles, dont seule la mémoire peut s'en souvenir, tant le terrain a perdu toute trace d'une atmosphère inouïe que ce nom désignait.
À propos d'art, voilà que j'arrive à l'arrière du Louvre où je pénètre par la cour carrée. Un peu jaloux des résidents, je me résigne à plonger au sein de la pyramide du Sphinx pour aller pisser. À défaut des pissotières en or massif que nous prédisait Lénine, on peut rappeler que le Louvre était "Père Lachaise et Père La Colique" pour Dada. Mais c'était au temps où l'art ne trônait pas encore dans la rue ou sur les grandes surfaces. La collection publique a remplacé les rois propriétaires des lieux et du peuple. Mais aujourd'hui que le peuple pourrait vraiment devenir souverain, pourquoi la république elle-même devrait-elle être privatisée ?
Pour satisfaire l'esprit de revanche de la bourgeoisie victorieuse dont Rome reste le modèle ?  Qui sait ?
Le temps est trop beau pour rester au Louvre et disserter sur l'économie politique. Comme sur les traces d'une vieille taupe, sous le sol, je parcours les galeries commerciales qui s'y sont incrustées et je sors au niveau du Carrousel. Il n'y a plus qu'à traverser le Jardin des Tuileries pour aboutir à l'Obélisque de la Concorde. Sur le parcours, une statue de désespéré me rappelle qu'il faudrait continuer la série des Gisants.
Place de la Concorde, en passant, j'évalue la sculpture qui s'expose aux Champs. C'est fou ce que la sculpture est à la mode pendant que la peinture est regardée comme un anachronisme !  On apprend toutefois qu'à la Biennale de Venise 1999, Ann Véronica Janssens pulvérise la sculpture dans l'espace. Par erreur, j'attribue à Pincemin un assemblage de panneaux métalliques troués, avant que la fiche d'information ne me renseigne sur l'identité du Nigérian El Anatsui auteur du bricolage imposant «Ancient Wall». S'il y a une parenté, c'est la face 'bricole' de leur sculpture, car la taille à fleur de peau n'est pas si évidente. Cependant de part et d'autre de la plus belle avenue de Paris, d'autres faces de la sculpture, parfois encore plus dérisoires, se déploient avec suffisance.
Mais il suffit, l'exposition se clôture dans un mois (le 14 novembre 1999. NDLR).
Je bifurque avenue Matignon à la recherche de la galerie Enrico Navarra dissimulée au fond d'un passage luxueux. Il m'importe de me renseigner sur sa participation à l'exposition de l'artiste chinois Ju Ming qui a eu lieu place Vendôme durant l'hiver 97/98. Mais je tombe mal, on discute affaires dans le bureau d'où on me jette un coup d'oeil qui a vite établi que le quidam que je suis ne doit en rien modifier l'emploi du temps du patron. Je m'évapore donc non sans avoir confirmé, devant une bâche de Claude Viallat, que sa peinture a beaucoup perdu de son mordant, malgré sa qualité plastique, eu égard aux prétentions proclamées de l'époque Supports/Surfaces, mais ceci n'est plus une découverte !  Dans la galerie d'en face, on réalise un reportage sur une expo de Françoise Gillot qui n'a pas encore digéré son Picasso. Mais il faut dire que le morceau était coriace.
Au sortir du passage, je demande à une passante la direction de la rue du Cirque. Je décide de remonter vers la rue de Téhéran où vingt ans après la révolution islamique, la galerie Lelong expose des Miró exceptionnels sous le titre: « l'Assassinat de la Peinture ». Les ruines de Beyrouth sont-elles donc l'assassinat de l'architecture ?  À moins qu'elles ne soient l'urbanisme unitaire d'une construction d'ambiances, rêvé jadis par une bande d'ivrognes !
Il semble que ce sont les arts les plus aptes à porter la contradiction qui seront frappés dans le dos par les hommes de main d'un décervelage programmé. L'architecture n'a rien à craindre depuis qu'elle se consacre à des tombeaux ou à des bureaux. Quoique... il ne faut jamais conclure, car rien n'est jamais définitif.

Joan Miró
"Assassinat de la Peinture"
Peintures
9 septembre – 21 octobre 1999

proclame le Communiqué de presse de la Galerie Lelong.
Un court texte suit disant la volonté de contestation qui se manifestera dans l'oeuvre de Miró depuis 1928.
Avec violence et humour, elle est une remise en question de la peinture et d'abord de la sienne.
Ces oeuvres de Miró tentent un envol hors de la dimension du labyrinthe constitué par ses conventions, son formalisme facile, son modus vivendi... Mais, parmi les tableaux de Miró, torturés par lui-même, on trouve trois tableaux de brocante, « du troisième marché, des paysages achetés à la foires aux croûtes, des tableaux auparavant exécutés par un paysagiste inconnu ». Joan Punyet Miró ajoute dans son commentaire: « ces oeuvres dans leur état original, étaient simplement anti-esthétiques et vulgaires, relevant d'un mauvais goût presque insultant. Ce fut précisément (dit-il) ce qui piqua la curiosité de Miró, la laideur d'un style pompier, classique et académique de troisième catégorie ». Mais il semble que ce soit la catégorie de peinture elle-même qui est traité ici avec une légèreté qui masque mal la contradiction fondamentale et l'incohérence de mépriser la peinture sans prétentions esthétique, de l'apeinture !  
Mais une signature apparaît sous une couche de peinture verte : Pastor. Paysagiste inconnu, jusqu'au jour où quelqu'un dira la non-légitimité de cette pratique qui consiste à effacer la trace d'autrui pour s'y substituer. Soyons d'autant plus à l'aise pour dénoncer ce procédé que tu as toi-même tenté cette expérience: mais dans ton cas, il ne s'agissait pas d'un pauvre bougre, ignoré et méprisé, mais de Magritte et d'un de ses multiples (Le Colle) sur lequel tu croyais pouvoir nier quelque chose (mais quoi ?) en y dessinant un bonhomme histoire, une sorte de roi, tendu dans l'effort, arcbouté contre une main tenant le fou d'un jeu d'échec et une feuille végétale qu'il semble ainsi écarter de ses jambes. La signification surréaliste primitive devant être amenée à la signification, prétendue supérieure, d'un écart irréversible entre, d'un coté, l'esprit ou la folie de l'homme et, d'autre part, la nature qu'il s'efforce de dépasser.
Tu croyais que l'achat d'une oeuvre te donnait le droit d'en faire ce que tu voulais. Jusqu'à ce que je te l'explique, tu ignorais que la propriété physique d'une oeuvre ne peut pas être confondue avec la propriété morale. Que la propriété artistique est une propriété divisée ou partagée ou repartie. Que l'oeuvre soit de X ou de Ma Griffe ou d'un artiste éminent, le fait est que la loi protège les oeuvres d'art comme elle a pour mission de protéger les faibles devant les forts qui se passent trop volontiers des lois, hormis celle du plus fort. Mais où commence la qualité d'œuvre d'art ?
Miró prenant l'oeuvre de l'autre pour rien qu'un support, la nie tout simplement sans rien y intégrer.
Le paysage aussi banalement peint n'est pas subverti ou transformé, il est seulement surchargé. D'autres peintres ont aussi travaillé sur "des croûtes" achetées dans des brocantes. Asger Jorn s'y est essayé dans les années 1959 et 1962 (Galerie Rive Gauche - Paris), Baj a réalisé des séries dès 1959. Daniel Spoerri a continuellement modifiés des tableaux de brocante dès 1961 ... Ces « modifications » ont récemment été exposées à la galerie Ronny Van de Velde d'Antwerpen (Anvers) en 1998. Mais là, pour la plupart, l'image initiale participe en partie à l'oeuvre et y est régénérée. Mieux, la qualité de la peinture populaire est intégrée comme telle, comme un morceau de journal ou de papier peint était introduit dans un tableau cubiste. Et revoilà Picasso, qui a autrement peint une dialectique des Ménimes de Velasquez (conservée à Barcelone), une autre des Femmes d'Alger de Delacroix (encore aujourd'hui dispersée), une autre encore du Déjeuner sur l'Herbe de Manet. Mais sans aller jusqu'à repeindre l'original !
Et revoilà également Manet avec cette idée de peindre d'après la peinture. Suite à l'apprentissage académique qui consistait à copier les tableaux des maîtres anciens, il continue, malgré une patte confirmée, à peindre comme s'il était un autre, de préférence comme Velasquez, Titien ou Goya.
« Je est un autre » dira Rimbaud en formulant de façon fulgurante le caractère dialectique de l'identité.
Mais à qui profiterait le crime de l'assassinat de la peinture ?   D'abord, il profita à Miró qui a eu besoin de ce duel pour toucher à l'extrême de lui-même et de son oeuvre. Jacques Dupin écrit dans le catalogue : « Les peintures qui nous saisissent et nous enchantent ne seraient pas venues au jour sans la morsure de cette dent, sans la force négative de chaque seconde, –sur chaque ligne, chaque forme, chaque couleur– qui les projettent dans le vide et les libèrent dans l'espace. Dans l'ampleur d'une arabesque, dans la merveilleuse distribution des couleurs, veillent le point noir et l'oeil aveugle de la négation ». Cependant, en présentant cette part de l'oeuvre comme telle ne fait-on pas la part belle à cette mode qui réclame la mort de la peinture, la mort de l'art ?  Au nom de quoi ?  Pour profiter à qui ?  À quelle fin ?
Poser ces questions suffit-il à mettre en évidence la faiblesse conceptuelle de cette revendication occulte ?
Il est temps de se restaurer et là où je me trouve, le métro Miromesnil peut me conduire chez Chartier rue du Faubourg Montmartre, à deux pas des Grands-Boulevards. Le restaurant Chartier est typique de ces restaurants populaires, ni pauvres, ni prolétaires, qui possèdent une ambiance rare. Filets de canard, pommes à l'ail, une demi-bouteille de vin rouge, ça roule. Je prendrai le café au hasard de la bonne mine d'un troquet.
L'après-midi, je me dirige vers l'Est. Métro ligne 8 jusqu'à la station Filles du Calvaire (quel nom !).
La rue des Filles du Calvaire me conduit près de la galerie de Marian Goodman qui vient de déménager de la rue Debelleyme vers le 79 rue du Temple dans un riche hôtel de maître entièrement remis à neuf.
Sur le trajet de la rue Debelleyme, le pâté de maison du triangle formé par la rue de Poitou avec la rue Vieille du Temple, plante un décor de théâtre avec son côté cour et son côté jardin, les façades debout comme en équilibre sur leurs béquilles que je devine au revers. Je manque de recul pour traduire cette impression en image : c'est impossible de montrer cette qualité cachée que je projette mentalement sur cet espace.
Marian Goodman représente, avec la Galerie Roger Pailhas (à Marseille), l'artiste Pierre Huyghe qui, dans sa série des Posters (Paris 1994-1995), a mis en scène des situations de la vie urbaine quotidienne : un chantier à Barbès-Rochechouard, une passante à un coin de la rue Longvic à Dijon,... Ces mini-situations, rejouées par des acteurs, sont photographiées puis ensuite affichées comme une publicité de l'instant ici présent. La mise en représentation de la situation qui existe en dessous, lui confère une dimension de reconnaissance de soi, qui a un potentiel d'application aux situations susceptibles de modifier en profondeur la réalité. De sorte que la publicité de ces moments serait elle-même une indication du mouvement. Mais on mesure ici la limite d'une telle représentation, puisqu'il est évident que le choix des situations est déterminé par leur caractère immuable, vu qu'elle veut montrer leur pérennité plutôt que leur mobilité. Le dispositif est intégrateur plutôt que différentiateur, il manifeste donc la constante plutôt que la variation, où la part d'histoire serait la petite différence significative mise en évidence.
À creuser !  La gérante de la galerie m'informe qu'un catalogue concernant Pierre Huyghe va bientôt paraître à l'occasion d'une exposition à Munich. Roger Pailhas, installé à Marseille, possède tous les Posters encore disponibles, je m'adresserai donc à lui. Sur place, je visite l'exposition en cours de William Kentridge, un artiste sud-africain dont j'ai déjà pu apprécier la qualité, lors d'une autre exposition aux Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (15.05.98 - 23.08.98).
En sortant, les travaux rue de Braque obligent les piétons à des zigzags et j'aperçois les tours des archives nationales qui me font signe. La passion de la mémoire habite même un château !
Rue des Archives, le long d'une façade, dans la lumière du soleil, un ouvrier descend une masse de bois à l'aide d'une poulie. Elle chante un grincement pour accompagner ce mouvement linéaire. Cette séquence est digne d'un art qui serait partout distribué. Je suis à deux pas de la rue Sainte-Croix La Bretonnerie, j'en profite pour vérifier à la Galerie Baudoin Lebon, l'annonce du vernissage de l'exposition des lauréats du prix de la fondation CCF pour la photo : Catherine Gfeller et Yoshiko Murakami où je compte passer ce soir.
Retournant à gauche dans la rue des Archives, puis encore à gauche rue de la Verrerie, je mets le cap vers la rue Quincampoix, mais distrait je dépasse le boulevard de Sébastopol. De très petites rues m'amènent à la fin de la rue Saint-Honoré où je fais le point sans sextant. Le fantôme des Halles me dit que la rue Berger peut me conduire par delà la fontaine de Tinguely jusqu'au boulevard de Sébastopol à traverser précautionneusement (l'ouvrier qui me précède sur la voie manque de se faire renverser par une moto se faufilant dans le dédale de carrosseries). Par la rue le Boucher, j'atteins enfin la rue Quincampoix, j'entre à la Librairie Wallonie-Bruxelles où je tombe sur le livre introuvable de Jean-Louis Lippert : « Pleine lune sur l'existence du jeune bougre » qui jouxte les deux premiers volumes de sa trilogie Maïak. Songez que le Centre Wallonie-Bruxelles est logé rue de Venise, difficile de supporter ça sans se rouler à terre de tristesse pour un Vénitien en exil tel que moi. Discret, je reste debout et m'enfuis plus loin, à la Galerie Médiart pour y contempler les Regards 5 de Canetti. Mais je n'y trouve pas toute la profondeur recherchée.
Par la rue aux Ours, je retourne vers le Centre Georges Pompidou rue Saint-Martin en face duquel le Centre Wallonie-Bruxelles expose quatre artistes Tunisiens, mais j'ai déjà vu ces oeuvres au Centre d'Art Contemporain de Bruxelles, je rafle un peu de documentation et repasse rue de Venise pour me faire du mal, l'aller-retour dans la rue finit par me convaincre que cette rue n'a rien à voir avec l'antiquité vivante qui nourrit ma mélancolie.
La rue Rambuteau possède un cinéma mK2 Beaubourg où l'on projettera «Rosetta» des frères Dardenne, la palme d'or inattendue du Festival de Cannes 1999. On est content pour eux, ils vont enfin pouvoir se payer un statif. Le retour du social dans le champ de la culture indique sans doute une faiblesse idéologique du néolibéralisme qui a paradé ces dernières années sur le compte en négatif du communisme et le naufrage du titanesque camp soviétique.
Mais l'humanité est-elle plus riche de ces fiascos ?  L'être commun des hommes reste-t-il une utopie ?  Doit-on renoncer à l'espoir sous prétexte qu'il a été trahi ?  La dialectique ne s'applique-t-elle pas à l'histoire essentiellement ?  L'imagination ne peut-elle pas dépasser les vieux schémas ?  L'organisation révolutionnaire ne peut-elle pas innover ?  Quand on n'a pas de projet peut-on aller de l'avant ?
Les illusions perdues peuvent-elles se transformer en liaisons dangereuses ?  Où en est le concept de prolétariat ?  Les gens échangeront-ils un jour la vie d'un emploi pour un emploi de la vie ?  La fausse conscience ne peut-elle pas reconnaître son délire ?  Le passé devra-t-il toujours accorder sa permission à un avenir possible ?  La cybernétique pourra-t-elle corriger sans fin les effets négatifs de la société de classes ?  La démocratie a-t-elle déjà dit son dernier mot ?  Comment établir un nouveau mode de vie ?  Comment se poser les bonnes questions ?
L'esprit ainsi encombré de doutes, je traverse la rue des Archives (encore !) devant le bâtiment des Archives Nationales. Les lignes du passage pour piétons, déformées avec le macadam ayant fondu sous l'effet d'on ne sait quel feu, forment des figures diaboliques que je m'empresse de photographier au risque de la circulation aveugle et impitoyable. Je pénètre dans la cour des Archives Nationales et je m'amuse à rapprocher la statue de Flore de celle de Bachus, je combine la coupe de vin en forme de marteau avec la faucille, comme une allégorie de ces interrogations en suspens.
Par la rue des 4 Fils, prolongée par la rue de la Perle, j'arrive rue de Thorigny où le Musée Picasso a fermé ses portes, mais je ne comptais pas le visiter cette fois. Je vais au-delà du boulevard Beaumarchais, une pensée pour l'auteur qui a si bien exprimé la fin de la prédominance d'une classe sociale qui avait perdu sa légitimité. Je cherche quelque chose (K'Art - NDLR) qui a disparu rue Amelot et dont je ne me souviens plus. J'arrive sur le boulevard Richard Lenoir et m'affale sur un banc. La journée est déjà bien entamée et couché sur le dos, j'évacue de mes jambes le sang chargé de fatigue en les levant au ciel. Les témoins de ce manège ignorent que, levé depuis 5 heures et demi, je trimbale quelques kilos au bout du bras depuis ce matin. Qui prétend que la culture est immatérielle ?  Personnellement, mon expérience de machiniste à l'Opéra National m'a appris le poids de la culture, de ses supports c'est-à-dire de sa réalité. De même, les caisses de livres qui sortent des éditeurs ont le poids de leurs pages sinon celui des mots et des idées, qui jamais ne sont hors les choses ou les vivants qui les portent.
Après cette courte halte, je m'engage dans le 11ème arrondissement par la rue Boulle. Passé la rue de la Roquette, je continue rue Keller sans conviction, et, dans la rue de Charonne, je survole du regard quelques lieux dévolus à l'art. Rue du faubourg Saint-Antoine, je marche vers l'Est en direction de Nation. Le cœur n'y est plus, la fatigue a raison de mon attention, je me repose l'esprit en parcourant cette fin de journée où beaucoup rentrent du travail, à Faidherbe-Chaligny, je décroche et prends le métro pour gagner la rive gauche du fleuve jusqu'à Chevaleret via Daumesnil, passant par Berçy avec son moderne château, plus terrible encore que celui de Kafka dans l'obscurité naissante, le soir tombe et il m'ennuie de parcourir la rue Louise Weiss, mais je m'obstine jusqu'au bout et rentre à chaque galerie ouverte, glanant tout ce qui peut nourrir mon obsession encyclopédique. La froideur des lieux et de l'accueil m'encourage à retourner plus au centre. Mais, je suis mal barré, il faut reprendre le chemin en sens inverse, quelle monotonie !  Je change à Nation pour descendre à Saint-Paul.
L'heure du vernissage approche, je me dirige vers ces agapes mondaines à la Galerie Baudoin Lebon.
Le garçon du bar me voit vider d'un trait un jus d'orange auquel j'ai ajouté de l'eau pétillante, j'en reprends un autre pour la visite. Le liquide se répand dans les tissus de mon organisme et semble combler des béances cellulaires. La photographie se lit par les yeux, mais celles de Yoshiko Murakami peut parler aux doigts car ces images sont garnies de textes en braille qui racontent les expériences d'aveugles photographiés. Par contre les photos de Catherine Gfeller ne me disent rien, quelque chose m'échappe sans doute. Je dois être invisible car on me bouscule souvent. Les anges traditionnels, eux, ont l'avantage d'être traversés sans heurts, tandis que j'ai toutes les peines du monde à dissimuler mes ailes au contact desquelles les gens se cabrent comme des chevaux apeurés. Je quitte la galerie et je vais au Châtelet pour y boire un dernier café.
À cette heure, la nuit est tombée et je me souviens d'un panneau de signalisation routière A31, en face sur le quai de l'Horloge, où l'anonyme du vingtième siècle à inscrit ses trois croix au moyen de six petits traits noir. J'essaie de les photographier, mais la lumière est faible.
Bon ça suffit comme ça, direction Gare du Nord pour prendre le train du retour.
Vers minuit chez moi, j'ai le sentiment d'une authentique activité sportive doublée d'une excellente gymnastique mentale aptes à entretenir la forme.
Amitiés,
Marc WITTEMAN.

Lettre du 9 novembre 1999

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